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Alzheimer, selon Le Monde Diplomatique

Mercredi 15 juin 2016.

Les laboratoires à la manœuvre

Alzheimer, maladie politique

L’augmentation rapide du nombre de diagnostics de la maladie d’Alzheimer représente un défi inédit pour l’humanité. Misant sur un marché potentiel colossal, l’industrie pharmaceutique recherche frénétiquement — et jusqu’ici sans succès — un médicament ou un vaccin miracle. L’intérêt des personnes malades et de leurs proches invite cependant à repenser les politiques publiques et l’approche thérapeutique d’une affection encore bien mal connue.

Au centre hospitalier de Marmande-Tonneins (Lot-et-Garonne), Mme M. est arrivée en fauteuil roulant. « A 78 ans, elle avait été diagnostiquée Alzheimer par un neurologue, raconte sa fille. Elle prenait beaucoup de médicaments, avait vite perdu son autonomie et devenait très agitée. Je me suis épuisée à l’aider. » A la fin des années 2000, elle se résout à installer sa mère dans cette unité spécifique qui accueille en séjour de longue durée les patients à un stade sévère de la maladie. « Là, elle a bénéficié de beaucoup de présence et de bienveillance. Au bout de trois semaines, elle trottait et mangeait sans aide. »

Gériatre et chef de ce service jusqu’en 2011, le Dr François Bonnevay avait pris le parti de ne garder que le strict nécessaire des médicaments qui avaient auparavant été prescrits aux nouveaux pensionnaires, souvent en trop grand nombre et avec de graves effets secondaires. « Il existe d’autres méthodes que les camisoles chimiques pour les malades agités, explique-t-il. Il faut que les soignants soient formés à des stratégies de communication qui leur permettent d’être en phase avec les pensionnaires. Ceux-ci doivent être considérés comme des êtres humains, avec des désirs et des émotions. » La priorité au sein de l’unité était de respecter le bien-être et le rythme de vie des patients. Le personnel était formé à Humanitude, une méthode et philosophie de soin mise au point et enseignée par un couple de psychogérontologues qui « permet de faire disparaître une grande partie des troubles psychocomportementaux », commente le médecin.

L’approche bienveillante mise en pratique dans le service du Dr Bonnevay s’est traduite de 2002 à 2011 par une quasi-disparition des patients grabataires, une diminution des pertes de poids, le ralentissement des processus infectieux et l’absence de transfert en service d’hospitalisation de longue durée.

Ces résultats n’ont été possibles que grâce à la présence d’un personnel en nombre suffisant. Le taux d’encadrement était de 0,8, soit huit soignants pour dix personnes accueillies. Ce ratio demeure aujourd’hui exceptionnel : « La plupart des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes [Ehpad] ont aujourd’hui un ratio situé entre 0,3 et 0,6, alors qu’ils accueillent de plus en plus de personnes, constate le Dr Philippe Masquelier, médecin coordinateur dans trois Ehpad de l’agglomération lilloise.

« Pour des raisons économiques, on nivelle les moyens par le bas. Comme il n’existe pas encore de médicaments efficaces, on a surtout besoin de présence humaine ; or c’est justement ce qui manque ! » En 2006, le plan solidarité grand âge présenté par M. Philippe Bas, ministre délégué aux personnes âgées, prévoyait d’aligner en cinq ans le ratio d’encadrement des maisons de retraite sur celui des établissements pour personnes handicapées, soit un professionnel pour une personne accueillie. Cet objectif n’a jamais été atteint, et le plan Alzheimer 2008-2012 du président Nicolas Sarkozy ne l’a pas repris.

« Ce qui se joue ici, c’est l’humanité de notre société ! », déclarait M. Sarkozy le 10 mars 2014 à Nice, lors de l’inauguration de l’Institut Claude-Pompidou (ICP), consacré à la maladie d’Alzheimer (1). La cérémonie, fort mondaine, était orchestrée par Mme Bernadette Chirac, présidente de la Fondation Claude-Pompidou. Le bâtiment de quatre étages, à l’allure de résidence luxueuse et sécurisée, réunit plusieurs structures impliquées dans le diagnostic, la recherche et la prise en charge à différents stades des personnes touchées. Comme l’Etat ne pouvait pas financer à lui seul cet ambitieux projet à vocation publique d’un coût de 22 millions d’euros, la Fondation Claude-Pompidou a fait appel à la générosité de ses amis : la milliardaire monégasque Lily Safra — dont le portrait trône en bonne place dans le hall d’accueil —, la Conny-Maeva Charitable Foundation, M. Bernard Arnault et son groupe LVMH, le couturier Karl Lagerfeld… Lors de l’inauguration, l’ICP était présenté comme un modèle de réussite dans la politique de lutte contre la maladie d’Alzheimer mise en place par M. Sarkozy durant son quinquennat. Une fois les paillettes envolées, cependant, l’institut a dû faire face à une tout autre réalité.

« En six mois, il y a eu quinze décès parmi les résidents ! Les conditions de travail du personnel étaient si dures que les démissions se sont multipliées », raconte Mme Monique Dinelli, qui a été infirmière au sein de l’Ehpad de l’ICP géré par la Mutualité française. Elle-même a démissionné au bout de quelques mois, en dénonçant l’incompétence de la direction et des médecins. « L’ouverture a été hâtée pour des raisons politiques. Rien n’était prêt ! » Mme Danielle Maroselli a placé son père dans cette structure dès son ouverture ; il est décédé trois mois plus tard. « Je n’ai jamais pu voir les médecins. J’ai eu l’impression d’être ignorée et méprisée. » Elle s’est alors rapprochée d’autres familles de patients en conflit avec les responsables de l’Ehpad. « Nous avons écrit à la direction de la Mutualité française, à Mme Chirac, au maire de Nice pour signaler tout ce que nous subissions. Nous n’avons jamais reçu de réponse ! » Les familles dénonçaient l’insuffisance de personnel, une série de dysfonctionnements aux conséquences parfois tragiques, des maltraitances et la malveillance de la direction. Début décembre 2014, une dizaine d’entre elles déposaient une plainte (toujours en cours) contre la Mutualité française auprès du procureur de Nice. Un an après l’inauguration de l’ICP, M. Joël Derrives, directeur général de la Mutualité française Provence-Alpes-Côte d’Azur, était contraint de se séparer de la directrice et du médecin de l’Ehpad, sans vraiment prendre en considération les plaintes des familles. « Nous avons seulement commis une petite erreur de casting », concède-t-il.

Le plan Alzheimer de M. Sarkozy succédait à deux autres plans gouvernementaux, mais tranchait par son ambition et ses moyens, avec un budget de 1,6 milliard d’euros. Il devait s’achever en 2012, mais a été prolongé de deux ans. Ancienne présidente de l’association de familles France Alzheimer, Mme Marie-Odile Desana reconnaît des avancées concrètes grâce à l’amélioration du soutien aux personnes malades et à leurs familles, à l’augmentation des accueils de jour et des plates-formes d’accompagnement et de répit, ainsi qu’à la création de maisons pour l’autonomie et l’intégration des malades. Mais elle déplore aussi l’insuffisance de moyens humains : « Il y a eu une sous-exécution du volet médico-social du plan. Seuls 41 % du budget de 1,2 milliard qui lui était attribué ont été dépensés. Je suis incapable de dire où sont passés les 700 millions qui manquent ! » Le bilan de l’accompagnement médical et social apparaît bien en deçà des objectifs annoncés. Ainsi, 60 000 personnes proches des malades, les « aidants », devaient bénéficier d’une formation, mais seules 15 000 ont pu la suivre (2). De son côté, l’Observatoire national de la fin de vie continue de pointer l’absence d’infirmiers durant la nuit dans la très grande majorité des Ehpad. Le plan maladies neurodégénératives 2014-2019 a succédé au plan Alzheimer. Avec un budget très réduit, il comprend également la lutte contre la maladie de Parkinson, contre la sclérose en plaques ou contre la maladie d’Huntington. Plutôt que d’encourager le développement d’un accompagnement humaniste et bienveillant des malades, les politiques publiques ont préféré privilégier le soutien à l’industrie pharmaceutique dans sa recherche d’un traitement médical — sans résultat jusqu’à aujourd’hui. Premier médicament supposé ralentir les effets de la maladie d’Alzheimer, la tacrine a été retirée de la vente en 2004 à cause de graves effets secondaires. Depuis la fin des années 1990, quatre traitements censés agir sur les symptômes de la maladie sont en vente. Les trois premières molécules (donépézil, galantamine et rivastigmine) sont des anticholinestérasiques, qui augmentent le taux d’un neurotransmetteur impliqué dans le processus de la mémoire. La quatrième (mémantine) agit sur d’autres transmetteurs et peut être associée aux précédents en bithérapie.

99,6% d’échecs pour les essais cliniques

Dès l’apparition des anticholinestérasiques, la revue médicale indépendante Prescrire démontrait leur peu d’efficacité, leurs nombreux effets indésirables, leur dangerosité en cas de prescription durant plus d’un an, et dénonçait leur coût excessif. Elle mettait aussi en garde contre les interactions avec d’autres médicaments qui augmentaient les effets secondaires et les risques de décès. Malgré les critiques, la Haute Autorité de santé (HAS) publiait en 2008 une recommandation qui maintenait leur remboursement, avec un service médical rendu jugé important (3). Le Formindep, une association de médecins « pour une formation et une information médicales indépendantes », déposait alors un recours devant le Conseil d’Etat en soulignant la partialité des membres du groupe de travail de la HAS. L’association avait découvert des conflits d’intérêts majeurs touchant la moitié des 24 experts, ceux-ci entretenant des liens avec les laboratoires qui produisaient les médicaments anti-Alzheimer.

En 2011, la commission de la transparence de la HAS réétudiait donc ces médicaments avec un nouveau groupe d’experts indépendants. M. Philippe Nicot, membre du Formindep, a participé à cette réévaluation : « Il y a eu une dégradation extrêmement sévère de la note des médicaments. Le service médical rendu est devenu faible, abaissant le taux de remboursement à 15 %. A une voix près, il devenait insuffisant. Cela a eu un impact immédiat et la prescription de ces médicaments a chuté. Chaque année, la Sécurité sociale économise désormais 130 millions d’euros. Notre association a suggéré que cet argent serve à embaucher du personnel dans les Ehpad ; nous n’avons jamais eu de réponse. »

Pour plaider leur cause, les laboratoires ont fait appel au Pr Jean-François Dartigues. Ce neurologue à l’Institut des maladies neurodégénératives du centre hospitalier universitaire de Bordeaux, qui fut membre du premier groupe d’experts de la HAS, a reconnu des liens avec les principaux laboratoires impliqués dans les médicaments anti-Alzheimer (4) — notamment pour le financement de l’étude épidémiologique Paquid (5), qu’il dirige depuis plus de vingt ans —, mais a toujours affirmé défendre ces traitements par conviction. M. Bruno Dubois, professeur de neurologie à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière et directeur de l’Institut de la mémoire et de la maladie d’Alzheimer, à Paris, a lui aussi reconnu des conflits d’intérêts (6), avant d’avouer au sujet de ces médicaments : « Je sais bien qu’ils ne servent à rien. Mais je suis obligé de dire qu’ils servent un peu, car sinon, ça désespère le malade. » Il mène actuellement des essais sur le donépézil — l’un des trois anticholinestérasiques — pour démontrer son efficacité dans le traitement de malades diagnostiqués avant l’apparition des premiers symptômes. La société pharmaceutique américaine Pfizer, qui commercialise le donépézil, soutient cet essai et finance aussi l’importante étude « Insight », qu’il dirige.

La dépendance de la recherche vis-à-vis de l’industrie pharmaceutique se généralise, constate M. Bruno Toussaint, rédacteur en chef de Prescrire : « La recherche de médicaments est confiée aux sociétés pharmaceutiques, qui nouent des relations d’argent et de prestations de services avec les médecins spécialisés. Les pouvoirs publics réduisent ainsi leurs dépenses, mais ils enracinent les conflits d’intérêts dans le système du médicament. Et l’intérêt des industriels n’est pas forcément celui de la population… »

La recherche d’un traitement contre la maladie d’Alzheimer est aujourd’hui en crise. Entre 2000 et 2012, 1 031 essais ont été menés dans le monde, et 244 molécules ont été testées, avec un taux d’échec de 99,6 % (7). Les vaccins et molécules testés parfois positivement sur des souris transgéniques se sont les uns après les autres révélés inopérants sur les humains, voire dangereux. Malgré les énormes sommes englouties, il n’existe aujourd’hui aucun traitement efficace.

Le leitmotiv du « diagnostic précoce »

Le plan Alzheimer de M. Sarkozy prétendait pallier cet échec en mobilisant l’ensemble des acteurs impliqués dans la lutte contre la maladie dans un modèle de recherche d’« excellence » destiné à ouvrir des marchés rentables et à être compétitif au niveau mondial. Ce modèle était fondé sur un partenariat public-privé de plus en plus étroit. Une fondation de coopération scientifique pour la recherche sur la maladie d’Alzheimer et les maladies apparentées (Fondation plan Alzheimer) a ainsi été créée en 2008. Elle associe l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) à cinq laboratoires pharmaceutiques (Sanofi, Servier, MSD, Ipsen et AstraZeneca) qui la financent et siègent à son conseil d’administration, présidé par M. Philippe Lagayette, consultant financier et ancien banquier. Ce type de partenariat s’est ensuite généralisé au niveau européen.

Directeur général de la Fondation plan Alzheimer, le Pr Philippe Amouyel, spécialiste de la génétique, défend les partenariats public-privé : « Le secteur public n’est pas équipé pour faire du développement. C’est pour cela que le programme européen Innovative Medicines Initiative a lancé des consortiums gigantesques, avec des dizaines de laboratoires publics et privés, pour encourager des interactions entre ceux qui génèrent des hypothèses et ceux qui peuvent créer des médicaments à partir de ces hypothèses. On parle aujourd’hui d’une recherche précompétitive. »

Lui-même fait le lien entre le monde de la recherche et celui du business. Il coordonne le « laboratoire d’excellence » Distalz, qui fédère sept laboratoires publics, et le projet Medialz, qui vise à développer, dans une logique concurrentielle, des traitements thérapeutiques et de nouveaux outils de diagnostic. Distalz et Medialz entretiennent des relations privilégiées avec deux sociétés pharmaceutiques de biotechnologie lilloises : Alzprotect, qui développe des candidats médicaments anti-Alzheimer provenant de l’Inserm, et Genoscreen, spécialisée en séquençage génétique, qui développe des kits de diagnostic pour la maladie d’Alzheimer mis au point par l’université de Lille. M. Amouyel siège au conseil scientifique de ces deux sociétés.

Le leitmotiv de la recherche « précompétitive » est désormais le « diagnostic précoce » : il s’agit d’identifier des personnes souffrant de quelques troubles de mémoire qui pourraient développer dans dix ou quinze ans la maladie d’Alzheimer. Ce changement d’approche repose sur une nouvelle définition de la maladie, élaborée en 2007 par une équipe de chercheurs internationaux dirigée par le Pr Dubois. « Jusqu’alors, la maladie d’Alzheimer n’était diagnostiquée qu’à partir d’un certain seuil de sévérité : le stade de la démence, explique-t-il. Nous proposons désormais des critères de diagnostic qui incluent tous les stades de la maladie, notamment celui qui existe avant l’apparition des symptômes, appelé stade prodromal. » Conséquence de cette nouvelle définition : les laboratoires axent leurs recherches sur des médicaments destinés non plus aux personnes âgées, mais à des « malades » plutôt jeunes et en bonne santé, qui pourront être traités préventivement durant plusieurs années…

Le diagnostic précoce est encouragé par de nombreuses universités et centres hospitaliers, et mis en application par des centres de consultation mémoire. Ainsi, en Ile-de-France, le réseau mémoire Aloïs peut se vanter d’avoir dépassé les objectifs assignés par l’agence régionale de santé. En l’absence de tout traitement, les personnes repérées sont dirigées vers les protocoles d’essais thérapeutiques (8).

Pour établir ces diagnostics, les médecins spécialistes sont encouragés à user de nouvelles techniques telles que la neuro-imagerie ou la ponction lombaire, destinée à détecter dans le liquide céphalo-rachidien la présence de certaines protéines. Ces outils permettent d’identifier les caractéristiques biologiques de la maladie, les « biomarqueurs ». Un marché fort rentable et pléthorique s’ouvre avec les outils de diagnostic en cours de développement ou en attente de brevet. Mais leur utilisation ne fait pas l’unanimité. Ainsi, le Pr Olivier Saint-Jean, responsable du service de gériatrie de l’hôpital européen Georges-Pompidou, à Paris, s’insurge : « Si les biomarqueurs sont prescrits dans le cadre d’un protocole de recherche, on peut penser que cela a un sens. Mais pratiqués à la sauvage, comme le font certains centres, ils n’ont aucun intérêt clinique pour les patients et ils ne doivent pas être utilisés ! Dans mon service, c’est zéro biomarqueur ! »

Pour contester les résultats négatifs d’un essai thérapeutique, un laboratoire pharmaceutique a demandé que la recherche des biomarqueurs soit pratiquée sur les patients diagnostiqués Alzheimer selon les anciens critères (9). Résultat : 36 % d’entre eux n’étaient plus considérés comme Alzheimer… Le Pr Dubois en conclut : « Je considère que tout ce qui a été fait avant les biomarqueurs est à jeter à la poubelle ! » Dans quelle mesure les diagnostics de la maladie d’Alzheimer demeurent-ils fiables ? Pour 1 % des patients, porteurs d’une mutation génétique rendant la maladie héréditaire, le diagnostic basé sur l’étude des gènes semble solide. Ce sont généralement des personnes âgées de moins de 60 ans. Les 99 % restants développeraient la forme de la maladie dite « sporadique », qui se déclenche en général après 70 ans, parfois avant. Pour eux, le diagnostic, même réalisé avec les biomarqueurs, est toujours incertain. De plus en plus de voix s’élèvent donc pour remettre en cause les diagnostics précoces concernant des personnes saines.

Autre sujet d’interrogation : les plaques de protéines bêta-amyloïdes, dont la présence dans le cerveau fonde une grande partie des diagnostics et de la recherche de nouveaux traitements. Une étude réalisée durant quinze ans sur les religieuses d’un couvent aux Etats-Unis (10) a montré que, malgré l’importance des plaques amyloïdes qui recouvraient le cerveau autopsié de certaines d’entre elles, elles avaient conservé leurs capacités cérébrales intactes jusqu’à la fin de leur vie. La stabilité de leur existence et leur activité intellectuelle soutenue pouvaient expliquer leur résistance à la maladie. L’influence de l’environnement et des parcours de vie a aussi été démontrée dernièrement par l’étude Paquid. « Nous avons mis en évidence une baisse dans le temps de l’incidence et de la prévalence de la maladie d’Alzheimer !, clame le Pr Dartigues. La raison de cette baisse tient principalement à l’amélioration globale du niveau d’études des nouvelles générations. Cette découverte a révélé l’extraordinaire capacité de réserve du cerveau. »

Des projections statistiques hasardeuses

Professeur de neurologie aux Etats-Unis, Peter Whitehouse fut un expert réputé de la maladie, avant d’en critiquer avec virulence les présupposés. Dans son ouvrage Le Mythe de la maladie d’Alzheimer, il entend démontrer qu’il n’existe pas de profil biologique unique et que le diagnostic n’est que probable pour les personnes âgées. « Il n’y a aucune preuve que la maladie d’Alzheimer se propage parmi la génération du baby-boom, si ce n’est que le monde vieillit et qu’il y a davantage de personnes d’âge moyen qui risquent de présenter un phénomène de vieillissement cérébral (11). »

Professeur de psychopathologie et de neuropsychologie aux universités de Genève et de Liège, Martial Van der Linden mène une étude critique du modèle biomédical dominant (12). Il a banni de son vocabulaire le terme « maladie d’Alzheimer » et ne parle plus que de « vieillissement cérébral cognitif problématique ». « Avec les critères imposés de la maladie d’Alzheimer, on réduit les personnes à une étiquette stigmatisante, explique-t-il. Dans les années 1980, je me suis rendu compte que la réalité était beaucoup plus complexe, qu’il y avait une très grande diversité des cas, et des capacités préservées non prises en compte. Une grande partie des difficultés cognitives des personnes âgées sont dues à des problèmes vasculaires, à du diabète ou à de l’hypertension et, surtout, à l’âge ! » Avec la neuropsychologue Anne-Claude Juillerat Van der Linden, il a créé l’association Valoriser et intégrer pour vieillir autrement (VIVA), afin de promouvoir des mesures préventives du vieillissement cérébral basées sur l’intégration sociale et culturelle des personnes âgées. Des expériences originales dans la prise en charge humaine des patients et leur participation à la vie de l’établissement ont montré leur intérêt, notamment au Québec avec le projet Carpe Diem. En voyant ses pensionnaires retrouver le sourire, voire sortir de leur mutisme, un groupe de praticiens, de personnes diagnostiquées et de membres de leurs familles ont conçu sur ce principe, en France, le nouvel établissement Ama Diem, qui vient d’ouvrir à Crolles (Isère).

Ce que l’on appelle « maladie d’Alzheimer », dont les projections statistiques hasardeuses produisent une grande peur, devient un enjeu de société crucial. Sera-t-il possible ces prochaines années de développer une recherche totalement indépendante des intérêts de l’industrie pharmaceutique ? Pourra-t-on envisager une exploration de toutes les causes potentielles de la maladie, et pas seulement des pistes biomédicales ? Les financements publics pourront-ils encourager la prévention et promouvoir des réponses à la hauteur des besoins ? Saurons-nous être à la hauteur de ce défi et trouver une place à chacun pour le temps de la vieillesse ?

Philippe Baqué Journaliste.outenez-nou

(1) LeParisien.fr, 12 mars 2014.

(2) Indicateurs de suivi du plan Alzheimer et maladies apparentées 2008-2012 de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), www.securite-sociale.fr

(3) La maladie d’Alzheimer étant une affection de longue durée (ALD), les médicaments continuent à être remboursés à 100 % par la Sécurité sociale.

(4) « Controverse : pour ou contre les anticholinestérasiques », congrès 2008 des Journées de neurologie de langue française, http://archives.jnlf.fr

(5) « Personnes âgées Quid », étude de cohorte constituée en 1988 pour suivre à long terme en Aquitaine plus de 3 000 sujets âgés de plus de 65 ans.

(6) « Interception », France Inter, 11 janvier 2015.

(7) Revue de presse de la Fondation Médéric-Alzheimer, no 105, Paris, juin 2014. A titre de comparaison, de 2002 à 2012, 1 438 essais cliniques sur le cancer ont obtenu un taux de réussite de 89 %.

(8) Réseau mémoire Aloïs, rapport d’activité 2011, Paris, www.reseau-memoire-alois.fr

(9) Cf. « Maladie d’Alzheimer, un diagnostic simplifié, avec les critères les plus fiables », Inserm, Paris, 30 juin 2014.

(10) Cf. L’Enigme Alzheimer, film de Thomas Liesen diffusé le 12 avril 2008 sur Arte.

(11) Peter Whitehouse et Daniel George, Le Mythe de la maladie d’Alzheimer. Ce qu’on ne vous dit pas sur ce diagnostic tant redouté, De Boeck-Solal, Louvain-la-Neuve, 2009.

(12) Martial Van der Linden et Anne-Claude Juillerat Van der Linden, Penser autrement le vieillissement, Mardaga, Bruxelles, 2014.

Source : http://www.monde-diplomatique.fr

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