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« Un ogre chez l’orthophoniste »

Un inconnu, un lieu, un livre… Chaque semaine, dans la salle d’attente, l’enfant feuillette le même livre de Tomi Ungerer. Il ne sait pas lire, mais son imagination s’occupe de tout.

L’enfant est en avance à sa séance d’orthophonie. Pour patienter dans la salle d’attente, sa mère (sa tante, ou sa nounou ?) lui a proposé de jouer avec son téléphone. Le petit a refusé. Il a l’air de savoir ce qu’il veut. De connaître les lieux, d’avoir ses habitudes. Tout sauf au hasard, il a pioché un livre dans la bibliothèque : Le géant de Zeralda, de Tomi Ungerer. Il a longuement contemplé la couverture, le sourire extatique, les yeux brillants, comme s’il retrouvait un vieil ami. Déjà dans sa tête résonnaient les phrases entendues tant de fois, lues par son accompagnatrice avec un accent chinois, lors des précédents rendez-vous orthophoniques où l’enfant n’est jamais en retard, trop soucieux de préserver ce temps de lecture : « Il était une fois… un ogre… un vrai géant… qui vivait tout seul… Comme la plupart des ogres… il avait des dents pointues… une barbe piquante… un nez énorme… et un grand couteau…»

L’enfant ne sait pas encore lire, mais il connait la chanson, et cette fois, c’est lui qui déclame le texte de l’album à la dame. Assis sur le tapis, il a tiré le tabouret 70’s pour servir de lutrin au livre qui date de la même époque. Paru en 1971, Le géant de Zeralda a sans doute donné, depuis, des idées de prénom à des futurs parents marqués par la courageuse héroïne : une fillette dégourdie dont le père a mangé trop de pommes aux fours pour aller vendre ses victuailles au marché, et qui se voit mandatée de faire commerce à sa place, au risque de croiser l’ogre sur son chemin. Zeralda a compris une chose essentielle dans la vie : il faut répondre à l’agressivité par du calme et de l’affection, et les mauvaises ondes s’autodétruisent.

Un secret codé, caché entre les mots

Le petit lecteur dans la salle d’attente en est à la page où ogres et ogressses issus de contrées très lointaines se précipitent autour de Zeralda, tels les rois mages vers l’enfant Jésus, et délaissent leur cannibalisme de chair fraiche pour déguster les recettes de la fillette. A genoux devant son livre, le garçon veut retenir la composition des plats magiques proposés par la cuisinière en herbe. Effet miroir, il déplie ses doigts dans le même décompte que la petite fille sur l’image. Un secret codé se transmet, hors texte, à hauteur d’enfants. Tomi Ungerer s’était bien gardé de détailler les ingrédients. Il s’était contenté de faire réagir les monstrueux convives à coups de : « Délicieux ! Extraordinaire ! Inimaginable ! Tout simplement divin ! ». Magie de la lecture enfantine, le petit garçon a lu entre les mots, entre les images, a capté l’indicible, a vu l’invisible.

(La semaine suivante, il faudra qu’il scrute attentivement la dernière page du livre. Tomi Ungerer a glissé un autre message subliminal qui fera son délice. Parmi la nombreuse descendance de l’ogre et de Zeralda, devenus maris et femmes, le mal est revenu. Un des enfants du couple tient un couteau et une fourchette dans son dos, prêt à découper le dernier-né de la tribu. Bien-sûr, l’histoire ne dit mot de cette diabolique hérédité…)

Aujourd’hui, l’orthophoniste aura des surprises pendant la séance. Elle entendra, dans la bouche de son petit patient, des expressions bizarres qui font la beauté de ce grand classique de la littérature jeunesse : un père qui se sent bien bas, des écoles qui sont vides et des maîtres en chomage, un monstre affamé qui se précipite avec tant de hâte qu’il fait un faux pas, sans compter des menus incroyables composés de côtelettes d’aspic sur lit truffé, de pompano Sarah Bernhardt, ou croque-fillette sur délices des ogres…

Et puis soudain, l’enfant livrera le nom de trois ingrédients incompréhensibles. L’orthophoniste le reprendra, lui fera préciser, lui demandera d’articuler. L’enfant saura-t-il expliquer qu’il les a entendus chuchoter par Zeralda dans l’image du banquet, alors que le géant lui écrasait la tête sur sa droite, et qu’une ogresse lui postillonnait ses chicots sur sa gauche ?

Source : http://www.telerama.fr/livre/un-ogre-chez-l-orthophoniste,152156.php

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